top CHIEN LOUP 1. Des congères de neige poudreuse rendaient le petit chemin de crête à peine visible. Les rafales de vent glacial, qui me cinglaient comme des coups de fouet, contenaient sans doute pour mon petit chien des communications impérieuses et irrésistibles. J'avançais lentement au hasard de ses arrêts, le visage brûlant, le corps gonflé de chaleur et de bien-être. J'aime le froid, à condition, évidemment, d'être bien habillé et nourri. Ou alors, c'est peut-être parce qu'il me révèle par cette impression de bien-être, à quel point je suis en forme et en sécurité, que je l'aime tant. A l'approche de la forêt, le vent changea de qualité: il cessa d'être force, pour devenir bruit. Dans les cimes de sapins, c'était comme le roulement d'un train, alors qu'en bas tout était calme et tranquille. J'ouvris mon anorak comme si j'entrais dans une serre. L'air lourd et humide sentait les feuilles tombées, l'écorce mouillée et la moisissure. J'ai beau avoir passé des années dans les forêts, je suis toujours sensible à cette différence entre les hauteurs dégarnies et l'intérieur des bois. Et ce n'est pas seulement physique: les clairières me stimulent, mais aussi m'angoissent comme un défi. La forêt me détend, comme la sécurité. J'avais connu des gens originaires des steppes ou des garrigues, qui ne respiraient qu'au grand air, à l'instar des buses et des chamois. Moi, je m'apparente plutôt aux sangliers et aux renards, qui traversent les clairières d'une traite pour ne s'arrêter qu'une fois dans les futaies. Le chemin abandonna la crête et se mit à descendre vers la vallée, en zigzaguant sur la pente de plus en plus raide. Le sous-bois de plus en plus dense regorgeait apparemment de mystérieux messages, que mon petit chien entreprit de déchiffrer à force d'innombrables détours. Nous flânions au ralenti à travers le temps en suspension. La plainte du train passant au fond de la vallée me parvint atténuée et au lieu de rompre le charme, s'y incorpora harmonieusement. Je sursautai au son d'un vigoureux "GRUESS GOTT", lancé par un homme montant le chemin en sens opposé. Il était petit, sec et raide, la quarantaine bien passée, les tempes grisonnantes, le menton en avant signe de volonté, ou de l'articulation inversée de ses mâchoires. J'ai beau l'avoir vu quelquefois de loin, on ne s'était jamais trouvé face à face. Mon petit chien est parfaitement inoffensif. Pourtant, comme tout le monde ne peut pas le savoir, je le rappelai. Fasciné par une touffe particulièrement odorante, il fit la sourde oreille. En effet, il n'a rien d'un chien bien dressé et obéissant. Je l'avais recueilli, abandonné, à un âge déjà avancé, avec des habitudes bien définies et fixes. Comme je ne l'ai pas pris pour l'embêter, je n'ai jamais essayé de changer ses manies. Je suis sûr, qu'il m'en est reconnaissant et qu'il est capable d'exprimer cette reconnaissance. Il le fait, toute fois, en parfait gentleman, discrètement, sans trace d'humilité. Nos relations comportent, certes, une hiérarchie de responsabilités, acceptées de part et d'autre et fonctionnant sans trop de frictions, mais elles relèvent essentiellement de l'amitié et du respect mutuel. CHIEN LOUP 2. Je n'insistai donc pas et le laissai à sa touffe, d'autant plus que l'homme n'avait pas l'air de le craindre. Il s'approcha à pas assurés en le regardant avec un sourire bienveillant. Sans aucun doute, il aimait les chiens. Arrivé près de moi il s'arrêta, me souhaita une bonne matinée et entama la causette habituelle. Il s'ensuivit, qu'en effet il aimait les chiens. Mais surtout les vrais. Mon petit chien n'en était manifestement pas un. C'était clair d'après le mélange de mépris et d'indulgence qu'il lui témoigna. "Le mien",dit il,"passerait un mauvais quart d'heure, s'il réagissait de la sorte. Aussi il ne le ferait jamais. Il connaît sa place. Il obéit au doigt et à l'oeil." Son chien, à lui, en était un vrai. Un vrai de vrai: un berger allemand. Il en choisissait de temps en temps un exceptionnel chez les éleveurs d'élite et le dressait, bien sûr, lui même. Celui-là, dont il parlait, était la fierté de sa vie. Sa beauté, sa force, son courage, son intelligence, sa discipline, étaient incomparables. "Vous l'avez certainement remarqué", dit-il, "J'habite la dernière maison avant la gare." En effet, je me souvins d'une grande maison à colombages, à la façade barrée d'un bout à l'autre de deux balcons, dont les balustrades en bois travaillé disparaissaient en été sous les fleurs. Ses combles s'agrémentaient d'une inscription en lettres gothiques flamboyantes et bariolées: .......sieh erst in den Spiegel .......dann halte Gericht .......ueber die anderen .......nach deinem Gesicht Ce qui veut dire à peu près: "Regarde dans le miroir, puis énonce ton jugement sur les autres d'après ton propre visage". Précepte plutôt cryptique, s'accordant toutefois avec le personnage. Je le voyais bien devant ce miroir, en contemplation de son menton agressif. Autre particularité: le portail de la grille du jardin s'ornait d'une image de chien-loup aux hanches fuyantes comme il se doit, avec des oreilles dressées comme il se doit, l'air à la fois espiègle et redoutable, accompagnée de ces mots: ........hier wache ich! (le gardien ici c'est moi!)........ Incontestablement, c'était la maison de mon interlocuteur. CHIEN LOUP 3. "AUF DEN KERL KANN MAN SICH VERLASSEN" (on peut compter sur le gaillard), continua-t-il, toujours avec la même fierté. "Le plus fort, c'est qu'il arrive à distinguer entre les gens. Quand j'ai des invités convenables, ils peuvent faire ce qu'ils veulent, il ne leur dira rien. Et Dieu sait, qu'après quelques bières et Schnapps, il arrive aux gars de chahuter. Pourtant, il n'a jamais donné le moindre signe d'hostilité. Il sait que ce sont des gens bien. Mais l'espèce d'étrangère, qui vient faire le ménage, une Turque, ou une Portugaise, celle-là il l'a happée le premier jour et depuis il n'y a rien à faire: quand elle vient, lui, je l'enferme. Comme un être humain, qu'il est, je vous assure." Il se baissa et flatta mon petit chien, qui, entre temps avait abandonné sa touffe et était venu se joindre à nous. "JA", dit-il après s'être redressé, droit et fier, rayonnant de bonhomie, "AUF DEN KERL KANN MAN SICH VERLASSEN". ..................*....*....*................ CHIEN LOUP 4. Le chemin quitte la crête et descend en lacets à travers la forêt vers la ligne de chemin de fer et le petit village au fond de la vallée. Je vais patienter ici un moment, pour arriver à la gare juste avant le train. On se mêle alors aux gens qui l'attendent et on repart avec ceux qui en sortent, ce qui permet de passer le petit pont vers le village sans attirer inutilement l'attention. Je m'assois sur un tronc d'arbre et souffle avec plaisir. Après quelques heures de marche dans la montagne ça fait drôlement du bien. Tout en me reposant, je me mets à changer de bottes. Depuis peu j'ai une paire de bottes réglementaires des soldats du génie allemand, aux tiges en entonnoir arrivant à mi-mollet. Amples, chaudes, confortables, solides à toute épreuve, vraiment imperméables, elles exaucent le rêve le plus cher, le plus osé de tout ce qui se planque dans les forêts. Or, comme elles ne peuvent provenir que du vol ou du butin, il est déconseillé de les garder aux pieds là ou on peut rencontrer des Allemands. Comme ils ne s'aventurent pas dans cette montagne, sauf en colonnes de pacification et alors ils tirent sur tout ce qui bouge sans regarder les pieds, je porte les bottes sans crainte sur les hauteurs, et je les quitte avant de descendre dans la vallée. En les retirant, je me rappelle avec toujours la même stupéfaction, à quel point la clandestinité s'est mise en uniforme. Il aurait suffi aux Allemands d'arrêter tous les jeunes gens en imperméable beige et bottes d'officier de uhlans pour briser la résistance citadine. En arrêtant les types en chapeau vert genre Tyrol ou Gestapo, ils auraient eu pratiquement tous les Juifs en cavale. Je ne sais pas, si tous les Juifs mêlés à la résistance mettent le chapeau vert au dessus de l'imperméable beige et des bottes d'officier, mais j'en connais au moins un qui le fait. Et, tout le monde ne faisant pas attention comme moi, ils pourraient porter un coup dur aux partisans en éliminant les jeunes à l'allure de paysan qui portent des bottes du génie, ou de l'infanterie allemande (deuxième choix). Alors il faut admettre, que la même aberration, qui fait croire à un Juif, qu'en chapeau vert il a l'allure d'un Viking et pourra passer à travers tous les dangers, empêche les Allemands de remarquer ces déguisements. Il en va tout autrement pour les professionnels du chantage. Eux, ils reconnaissent à coup sûr toutes les nuances de la clandestinité et en tirent les profits maximum. Il va sans dire que leur proie de prédilection c'est le Juif. De la résistance ils se méfient et les partisans leur flanquent plus de trouille que les Allemands mêmes. Encore un point pour les bottes du génie. Je range mes bottes et mon sac à dos (allemand évidemment) avec quelques autres bricoles dans un trou de roche, je mets des godasses infectes à semelle de bois, je me confectionne un baluchon à porter sur un bâton et, plus paysan que nature, je reprends le chemin de la vallée. Loin, à l'est, en bas de la côte de la Hêtraie, j'aperçois une colonne de fumée. Je serai à la gare juste avant l'arrivée du train. CHIEN LOUP 5. Le chemin débouche directement sur un des deux quais. En y arrivant, je ressens un coup d'avertissement intérieur d'une rare violence. Je maîtrise instinctivement l'impulsion de m'enfuir et monte lentement sur le quai sans changer de rythme. Qu'est-ce qui ne va pas? La gare a son aspect le plus normal; une dizaine de personnes attendent le train, le Bahnschutz (garde ferroviaire) Joerg se tient à sa place habituelle près du passage piéton en me tournant le dos. A côté de lui un civil petit et maigre en complet gris de coupe stricte, cheveux grisonnants, l'air raide et pédant. Lui aussi me tourne le dos. Seul le chien-loup noir et jaune assis à ses pieds ne me tourne pas le dos, mais alors pas du tout. Il me regarde avec une extrême attention mêlée d'espièglerie, comme s'il attendait le moindre signe pour se mettre à jouer. Si je suis encore en vie, c'est que j'ai un instinct, un sixième sens, appelez ça comme vous voulez, aiguisé comme un rasoir. Ne me demandez pas, d'où il me vient. Ça doit être génétique. Et voilà, qu'il me sauve encore une fois. La tension baisse. Le chien tourne la tête et je me mêle au petit groupe attendant le train. A l'exception des passages sporadiques des unités de pacification, la présence allemande dans le village, y compris la gare, s'est toujours limitée à la personne du Bahnschutz Joerg. Dès le premier jour de son installation, il entreprit une sorte de mission civilisatrice. Pour la juger à sa vraie valeur il faut se familiariser un peu avec la topographie des lieux. La gare consiste en deux quais, celui du nord accolé à la montagne, où je me trouve maintenant et l'autre, du côté du village, dont il est séparé par une gorge au fond de laquelle court un ruisseau, qui deux fois par an devient un torrent. A l'est, les quais s'arrêtent abruptement, les rails s'engageant dans des gorges. A l'ouest, ils se terminent doucement tout en se transformant par des plans inclinés en deux chemins aboutissant, cent mètres plus loin à un passage à niveau. La route qui traverse la voie ferrée est le seul moyen d'accès au village pour les voitures venant du nord, sans, toutefois, présenter aucun intérêt pour les piétons, à cause d'un grand détour. Ces derniers prennent depuis toujours le petit pont partant du milieu du quai sud à côté du bureau de la gare. A cette fin, on avait prolongé le pont par un passage rudimentaire comportant deux plans inclinés et quelques traverses assurant une surface relativement plane entre les rails. Or, le village natal de Joerg dans la lointaine Souabe comporte une petite gare, dont les quais communiquent par un semblable passage piéton aménagé vers leur milieu, à côté du bâtiment des bureaux. Seulement là, le passage est réservé aux fonctionnaires et il va sans dire que tout le monde s'y plie strictement. Bien que la différence topographique y soit certainement pour quelque chose, la responsabilité du Souabe étant rigoureusement limitée aux chemins de fer, il est normal qu'il se fiche de la topographie et on comprend son indignation à la vue des barbares empruntant le passage sans aucun respect pour l'ordre ferroviaire. CHIEN LOUP 6. Il confectionna donc dès son arrivée deux poteaux indicateurs, qu'il planta des deux côtés du passage, avec le texte suivant: ..............ueberschreiten der Gleise.............. .................fuer unbefuegte..................... ...................VERBOTEN.......................... (Il est INTERDIT de traverser les rails sans autorisation). A l'arrivée du prochain train venant de l'est, il se plaça sur le quai sud à côté du passage et gifla à toute volée le premier passant. Comme il est un vrai géant, il le mit ko, ce qui flatta visiblement son amour propre. Quel devait être alors son étonnement à la vue des suivants, qui, au lieu de prendre le quai en direction du passage à niveau, formèrent timidement une queue à travers le passage interdit, une queue pour se faire gifler. Les gens ne parlant pas allemand n'ont évidemment rien compris aux inscriptions des poteaux, ni, à plus forte raison, au charabia souabe de Joerg. Ils arrivaient de la ville, où une garnison SS venait de s'installer en marquant cet événement par des dizaines d'exécutions publiques; où on se faisait descendre pour marcher sur le trottoir, ou, alternativement, sur la chaussée, pour ne pas avoir salué un soldat, ou pour avoir osé le faire; une gifle y prenait le sens d'une aumône, d'une grâce, presque d'une caresse; il fallait pourtant y aller tous les jours, pour travailler, c'est à dire pour éviter la déportation. Ils pensaient, que partir par le quai ce serait fuir, donc se faire tirer dessus, et interprétaient les gifles comme une punition collective pour un délit inconnu, une manifestation de mauvaise humeur, ou une distraction de genre sportif. Je participais par hasard à cette scène et parlant allemand tachais de traduire; aussitôt le Souabe m'ordonna de la fermer. Je fis donc l'inutile détour de deux cent mètres pendant que lui distribuait ses gifles aux gens qui prenaient le raccourci. Nos deux taches respectives achevées, il m'interpella pour me féliciter aussi bien de mon allemand, que de mon esprit d'ordre et de discipline. Ainsi commença notre connaissance. Bûcheron de son métier, fait comme un percheron pour charrier des gros poids à longueur de journée, habitué à des causeries joviales dans le chahut des auberges, il est privé de tout ce qu'il aime. L'administration le nourrit sans exiger un quelconque effort en contrepartie; les barbares qui l'entourent ne savent même pas parler; quelques gifles par-ci, par-là, ne remplacent pas l'application régulière d'un bûcheron. D'ailleurs, même les gifles se font plus rares, les autochtones ayant fini par deviner la loi d'ordre ferroviaire et par se résigner à faire le détour réglementaire. Le Souabe, homme essentiellement juste, ne gifle jamais sans raison et reste ainsi réduit à se rabattre sur les étrangers de passage, pas assez nombreux pour réchauffer et assouplir ses gros bras de plus en plus engourdis. CHIEN LOUP 7. M'ayant remarqué comme seul autochtone rompu à l'art de la parole, il a pris l'habitude de m'inviter à chaque passage dans son bureau, de m'offrir du café de betteraves, ou de la bonne bière allemande et de causer du bon temps d'avant guerre, de son pays, de filles et surtout de forêts, sujet que je maîtrise aussi bien que lui, encore que pour des raisons différentes. C'est au fond un bon bougre qui croit vraiment apporter de la lumière aux sauvages. La preuve: les trois ou quatre fois où il ne pouvait faire autrement que tirer sur les fuyards, il les rata lamentablement, bien qu'avec sa carabine et à cette distance un aveugle aurait mis dans le mille. Pour une fois il n'est pas seul, mais il n'a pas l'air de s'amuser. Bien qu'il domine le civil de deux têtes, tout dans son attitude indique la soumission obséquieuse à une autorité très supérieure. Soufflant péniblement, la locomotive aborde la dernière côte. Dans une minute le train entrera en gare. Ce sera comme d'habitude le défilé le long du quai, jusqu'au passage à niveau, l'attente que le train veuille bien redémarrer et passer, le retour de l'autre côté et la vérification des laissez-passer à l'entrée du petit pont. Entre temps Joerg distribuera quelque gifles aux étrangers prenant le raccourci. Et des parias démunis de laissez-passer, sauteront avant la gare du dernier wagon pour se précipiter dans la forêt, où ils attendront le moment propice pour regagner le village. La locomotive s'engage entre les quais. Quelques silhouettes se détachent de la dernière voiture. L'homme en civil se redresse comme l'éclair, sort un Parabellum et tire deux coups en leur direction. C'est trop loin pour un pistolet. Les silhouettes s'élancent vers la forêt. Joerg se débat avec la bandoulière de sa carabine, qui s'est accrochée à l'épaulette. Avant qu'il la décroche, le civil est déjà au bout du quai et lance son chien vers les fuyards. Ils sont encore deux en vue, quand le chien les rejoint en quelques enjambées souples. Il les dépasse, se retourne en leur coupant la retraite et se met à sautiller tout en aboyant comme un chiot réclamant la balle. Les silhouettes restent un moment figées. Alors il s'élance vers elles comme un chien berger rabattant le troupeau et les force à marcher vers la gare. Ce sont deux garçons d'à peu près douze ans. Paralysés par une peur panique, ils montent maladroitement sur le quai. L'homme va vers le bureau suivi des deux garçons escortés par le chien. CHIEN LOUP 8. A la hauteur du bureau, il se retourne brusquement et sans prévenir, sans dire un mot, se met à frapper un des garçons à coups de crosse. Ça ne ressemble pas aux gifles de Joerg faites pour assommer comme à travers des gants de boxe. Lui, il frappe pour briser, pour mutiler, pour faire éclater les chairs, bien que pas encore pour tuer. S'il le voulait, il l'aurait fait du premier coup. Sa maîtrise n'admet aucun doute. Le garçon cache maladroitement sa figure entre ses mains. Un coup sur l'épaule accompagné d'un bruit de brindille cassée et le bras droit du garçon tombe inerte, comme si la manche de sa veste s'était soudainement vidée. Un autre coup sur la pommette et le garçon tombe foudroyé. Alors l'homme remet le pistolet à l'endroit et vise son front. Il reste ainsi très longtemps immobile avec le garçon à ses pieds, après quoi son pistolet se met lentement à descendre, marquant des arrêts. Le cou, le coeur, le plexus, le nombril. Et sans qu'on puisse déceler un moindre mouvement, une moindre contraction, il tire en logeant la balle avec une parfaite précision dans le ventre, là où ça vous tue sûrement, mais lentement, en vous laissant crever pendant une éternité, et en vous faisant très, très mal. L'autre garçon fait un mouvement instinctif de fuite. Le chien attrape sa cheville souplement, comme un chat attrape la souris. Mais ses mâchoires doivent avoir la force d'un étau, car le garçon s'immobilise comme cloué au sol. L'homme se retourne vers lui et le contemple tranquillement, le pistolet toujours à la main. Puis il fait un geste à peine perceptible. Le chien lâche la cheville, attrape le garçon par le cou et le renverse. Il lâche le cou et mord à pleine gueule dans l'entrejambe en secouant violemment la tête comme s'il voulait casser la colonne vertébrale à un chat. Il recule, la gueule pleine de chair dégoulinant du sang, en laissant devant lui un informe tas de chiffons, d'où sort une plainte aiguë et monotone, plutôt un sifflement qu'un cri, un son que l'on n'associerait jamais avec un être humain. Nous restons immobiles, sans oser exprimer le moindre signe de vie. Nous resterons ainsi, tant qu'il ne nous enverra pas au diable, ou qu'il ne disparaîtra pas en nous ignorant, tout le jour et toute la nuit, s'il lui plaît. Joerg raide et blême garde toujours bêtement sa carabine à la main. Le civil lui donne une tape dans le dos, s'accroupit pour flatter le chien, se redresse et avec un sourire où la fierté se mêle a la jovialité dit: "AUF DEN KERL KANN MANN SICH VERLASSEN".