H... PARTIE 1

La belle virtuose caressait d'un va-et-vient continuel le violoncelle 
qui roucoulait langoureusement dans la tendre étreinte de ses cuisses. 
Je me suis surpris à me figurer à la place de l'instrument. Sale mentalité, 
vous direz, et vous aurez raison. Et déplacée par dessus le marché. 
Au lieu de me livrer aux fantasmes lubriques, j'aurais mieux fait de 
contempler solennellement les savants contrepoints de la Suite per 
Violoncello Solo et, surtout, de respecter la dignité de la cérémonie. 
Car on était en train de célébrer et pas n'importe qui, mais H. , 
le Héros.

Du moins, c'est ce qui était officiel. Etant dans les secrets des dieux, 
je savais que l'on se fichait du Héros et de la Suite per Violoncello 
Solo comme de l'an quarante et que tout le bataclan n'était là que pour 
embobiner Mr Aldin des Aldin Industries et le faire suer d'un ou deux 
millions de plus.

Il était assis au premier rang à droite du Président et buvait de ses 
yeux globuleux la concertiste. Je vous propose un pari sportif dix contre 
un qu'il se voyait, comme moi, à la place du machin. J'irais plus loin, 
je parierais huit contre un qu'il y serait avant que la nuit ne voile de 
son aile de corbeau les monts boisés, les ouadis rocheux et la mer azurée. 
Il savait disposer stratégiquement ses forces, le Président.

C'est à l'étage supérieur de la Tour que se déroulait la festivité. 
La vue sur les monts boisés, les ouadis rocheux et la mer azurée, pas 
encore voilés de l'aile de corbeau de la nuit, était époustouflante. 
Il est vrai que, réciproquement, la Tour devait être visible de tous 
ces endroits et les mauvaises langues prétendaient, qu'en les dominant, 
elle fichait en l'air toute la vue sur les monts boisés. 
-Etalage phallique de sa vanité- pestait le psychologue de l'Institut. 
-Il finira par nous convaincre qu'il en a deux.-
De fait, la quête visait à la construction d'une tour jumelle. 

Pour ma part, je lui trouvais, à la Tour, un avantage de taille: en 
s'y trouvant dedans on ne la voyait pas. Donc, comme on était dedans, 
autant en profiter. D'ailleurs, par les secrets des dieux je savais 
qu'à peu près 10% du fric soutiré à des Aldins allait quand même à 
la recherche (50% aux symboles plus ou moins phalliques et 40% dans 
la poche du Président), donc je me réjouissais à la perspective d'un 
peu plus de confort pour mon projet.

Ceci dit, la Suite per Violoncello Solo agrémentée de la belle soliste, 
ce n'était que le hors d'oeuvre. Le plat principal consistait de l'éloge 
de H.  amené à grands frais d'Australie. 
A vrai dire, Shlomo assis à côté de moi aurait presque pu faire l'affaire 
sans que ça coûte un rond. Il avait fait toutes les guerres et dans la 
dernière a perdu une jambe en sauvant une dizaine de compagnons. 
Seulement, Shlomo n'était qu'un simple immigrant turc végétant avec son 
infirmité comme un minable portier et il n'avait sauvé que des troufions. 
On le voyait mal confronté à un Mr Aldin des Aldin Industries. 

H.  ,au contraire, était un homme du monde, un ancien célèbre pianiste, 
lauréat du concours Chopin et, surtout, il avait eu le bon goût d'avoir 
sauvé un général et pas n'importe quel général, mais Le Général, le 
sauveur du pays. Sans le savoir, d'ailleurs, car le Général n'était 
à l'époque qu'un gamin de quinze ans. Mais voilà, le gamin est devenu 
Général et c'est la seule chose qui comptait.

Les bravos récompensant la Suite per Violoncello Solo assourdis, le Général  
s'est levé, salué par un nouveau tonnerre d'applaudissements. Il s'est 
tourné vers  H. , a dit un mot et sa voix s'est soudainement cassée dans 
un sanglot.

Fameux coup de pot, si vous voulez mon avis. Le Général faisant éloge d'un 
Héros, ça valait déjà au bas mot une dizaine de millions. Pour le Général 
éclatant en sanglots on pouvait en ajouter cinq, les yeux bandés.

J'en ai vu d'autres, mais faut dire que ça m'a fait quelque chose. 
C'est que je le connaissais, le Général. J'avais fait, comme Shlomo, 
la dernière sous ses ordres et sans être intimes on était des amis. 

Arrivé en 46, il avait fait toutes les guerres en gravissant les échelons 
par ses qualités de combattant d'abord et, ensuite, de commandant et de 
stratège. Dévoué sans bornes à ses soldats et dur comme de l'acier pour lui 
même. Bref, je me serais attendu à ce que le ciel me tombe sur la tête 
plutôt qu'à le voir chialer. 

Le Président, lui, perdait pas les pédales. Il l'a chaleureusement étreint 
et, afin de ménager son émotion s'est mis à débiter l'éloge à sa place. 
A sa place et sans doute supérieurement, car en fait de bien-dire, il 
aurait pu donner des leçons par correspondance à Démosthène.  

Son discours était d'autant plus grandiose, pathétique et fleuri que, 
parachuté directement des Etats Unis à la présidence, il n'avait jamais 
rien vu et pouvait ainsi donner libre cours à son imagination. Si vous 
permettez, je vais résumer. Ca vaudra mieux pour tout le monde.

Les hommes du Kommando (1) trimbalaient d'une place à l'autre des énormes 
poutres en chancelant sous leur poids, dans l'effort surhumain de ne pas 
tomber. Celui qui glissait dans la boue et s'affalait par terre était pointé 
pour aller le lendemain à la sélection, c'est à dire pratiquement à la 
chambre à gaz. Fallait qu'il soit exceptionnellement costaud pour qu'on 
l'exempte, mais il avait quand même une petite chance. Or, s'il laissait 
tomber la poutre, il était abattu sur-le-champ pour fainéantise et sabotage. 

Le gamin arrivé au bout de ses forces a laissé choir sa poutre. Le grand 
détenu qui le suivait l'a soulevée et lui a remise sur les épaules en 
laissant tomber la sienne. Kapo (2) qui regardait ailleurs n'a vu en se 
retournant que le grand détenu à côté de sa poutre gisante par terre. 
Il l'a étendu d'un coup de gourdin sur la tête et d'un geste a ordonné 
au Vorarbeiter (3) de le pendre par les mains attachées derrière le dos. 
Laissé là le jour et la nuit il serait pour l'appel aussi mort que si on 
l'avait refroidi illico et  ça faisait durer le plaisir.

Or, le Vorarbeiter l'a dépendu encore vivant bien avant l'appel et a donné 
une montre à son Blockaelteste (4) pour le planquer. Ils l'ont soigné, 
le Blockaelteste en a fait son Kalfaktor (5) et il a survécu. Toutefois, 
un de ses bras restait paralysé et après la libération il a fallu l'amputer.  
L'autre ne valait guère mieux. 

-Dans son héroïsme-  tonnait la voix du Président -il n'a pas hésité une 
seconde à s'exposer à la mort dans d'atroces souffrances, pour sauver un 
gamin inconnu. Et le sort a voulu qu'en le sauvant, il nous a sauvé tous, 
car le gamin est devenu (geste enveloppant vers le Général) celui sans qui 
la guerre aurait été perdue et notre peuple massacré. Il n'y a que sa 
musique pour égaler sa gloire. Elle restera pour nous toujours un guide 
vers de grandioses destins.-

Et, suivant la mise en scène réglée comme une pendule, ont retenti le 
premières mesures de l'Etude Révolutionnaire dans sa célèbre interprétation. 
Il restait là debout sous la cataracte des accords pathétiques avec sa 
seule main protégée par un gant noir. 

Nos yeux se sont rencontrés et j'ai lu dans les siens la détresse d'un 
chien battu. 

J'ai tourné mon regard par-dessus sa tête, vers le mur.

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H... PARTIE 2

Je sors de la luxueuse maison de l'Allée R. En passant devant la guérite, 
je lève la main, dis vaguement "aïtla" et le SS en faction me fait un 
signe de tête en souriant. Je porte mon déguisement de Hitlerjunge (6) 
en civil avec ma fausse Kennkarte (7) de Volksdeutsch (8) dans la poche. 
Je viens de délivrer un message à un Gestapiste, double agent, travaillant 
pour nous, c'est à dire pour la Résistance Polonaise AK (9) et plus 
particulièrement pour la capitaine D. , chargée du noyautage de Gestapo. 
Curieuse bonne femme que celle-là. 
Comtesse M. de son état civil, elle regarde d'en haut la plèbe, sans parler 
des Juifs. Ceci dit, deux de ses plus intimes collaborateurs le sont: son 
adjoint et ami le capitaine Marek ainsi que mézigue, rien qu'un petit agent 
de liaison, soit, mais peut-être le plus proche de tous.
Faut dire que je réunis quelques apanages: fils de l'ancien Rittmeister (10) 
de hussards Prussiens réfugié en Pologne des Nazis, je suis bilingue, blond, 
yeux bleus et plutôt athlétique pour mes 14 ans, bref un bon arien plus vrai 
que nature. Dans les rues, les soldats m'envoient des vannes et l'on ne se 
méfie pas d'un gamin. Enfin, faut rien exagérer et, comme dit le poète, 
le boulot d'un agent de contre-espionnage n'est pas dépourvu de périls. 
Pour les pallier, j'ai toujours sous la main un petit cachet. 

Pour revenir à la capitaine D., elle a le sens de l'honneur aiguisé à la 
tradition de la noblesse Polonaise, c'est tout dire. Cependant, pour nos 
fausses Kennkartes, la mienne et et celle du capitaine Marek. elle avait juré 
sur la Sainte Vierge Reine de la Couronne Polonaise, et tout le saint-frusquin, 
que ce n'était pas pour des Juifs. Honni soit qui mal y pense! Tout en pensant 
le mal que l'on voudrait de certaines règles de la Résistance.

En ce moment j'ai le choix de deux planques et théoriquement j'aurais dû aller à 
celle de la rue Filtrowa. C'est une école clandestine organisée sous couverture 
de cours de peinture en bâtiment. Capitaine D. m'avait recommandé et, outre de 
fréquenter parfois les leçons, je suis autorisé à crécher dans la classe après 
la sortie des élèves. 

Théoriquement, mais pratiquement je me dirige vers la rue Dobra car, je me dis, 
il pleut et c'est plus près. Mais, à qui? Je vais maintenant me raconter des 
bobards à moi même? J'ai simplement envie de voir Irka, un point, c'est tout. 
Suis-je amoureux d'elle?

En parlant comme tout le monde, je le suis. Seulement, voilà, je n'arrive plus 
à parler comme tout le monde, et ceci  par la faute des planques. C'est qu'on 
y rencontre des gens qu'on n'aurait jamais rencontré  autrement, comme le vieux 
K., un penseur, à ce qu'il paraît, de renommée mondiale.  Je ne sais pas, 
je ne suis pas allé voir, je trouve pourtant ses pensées drôlement marrantes. 
Il dit, par  exemple, que l'amour, ça n'existe pas, que ce n'est qu'une comédie, 
toutefois en la jouant en bon acteurs et en restant fidèles à nôs rôles, nous 
le créons. Alors, du coup, il se met à exister. Moi, je veux bien. Je le trouve 
sympa, le vieux K. et c'est pas moi qui vais le contrarier. Mettons donc que 
c'est ma comédie favorite, pourvu que la réplique me soit donnée par Irka. 

Elle a à peu près mon âge. Fille de mon oncle H., bel homme dont le charme 
égale son talent de célèbre pianiste, elle en a hérité aussi bien le charme que 
l'oreille absolue et la capacité d'improviser sur n'importe quel thème dans des 
styles allant de Bach au ragtime. Cela dote ma comédie favorite d'un attrait 
supplémentaire.

Sa femme déjà partie au four crématoire, H. était accueilli par mon père dans 
la planque de la rue Dobra. C'est un appartement de quatre pièces, dont le proprio, 
un petit malin, plutôt antisémite, estime qu'il vaut mieux faire du fric sur des 
Juifs en les cachant, qu'en les donnant. D'abord, c'est une affaire à long terme 
et, en plus, un bon investissement pour après la guerre, qu'il prévoit perdue pour 
le Reich Millenaire (11). Ses tarifs sont d'ailleurs raisonnables et mon père, 
bourré de pèze, a fini par entasser dans l'habitation encore un oncle et un copain 
avec leur familles, avant de se mettre lui même à l'ombre à la campagne. Comme le 
probloque exigeait que tout le monde ait des Kennkartes blanches, j'avais prié 
capitaine D. d'enfreindre par huit fois son honneur et de jurer qu'il ne s'agissait 
pas de Juifs. Elle l'a fait, tout en m'adjurant d'éviter la rue Dobra  et autres 
tanières juives sauf nécessité absolue.

N'empêche que j'y vais sans que la nécessité soit tellement absolue. J'ai honte, 
mais j'y vais quand même. K. aurait dit que je suis meilleur acteur dans la comédie 
de l'amour que dans celle du devoir. 

Je tourne dans la rue Dobra et du coup je me trouve en pleine rafle. J'aurais dû 
faire gaffe, mais entre K. et Irka j'avais la tête dans les nuages. Or, avec la 
Kennkarte la mieux maquillée de Volksdeutsch, on risque quand même de se faire 
embarquer pour vérification des documents et alors c'est Trafalgar. 

Je jette un coup d'oeil circulaire et je me rends compte que ce n'est pas une rafle 
habituelle. Normalement il y a plusieurs "budy" (camions bachés) pour amener des 
centaines de capturés, un tiers dans des KZ's (12), un tiers aux travaux forcés, 
un tiers à fusilier dans une rue pour l'édification du peuple. Or, je ne vois qu'un 
seul camion et quelques Kuebelwagen (13). Il ne s'agit donc pas de ramasser les gens, 
mais de les faire assister à un spectacle mettant en lumière l'intérêt de filer droit. 
Cependant, comme rien n'empêche d'en embarquer quelques uns, histoire d'éviter que 
le camion roule à vide, je préfère recourir a mon bluff habituel et j'aborde un 
gendarme: 

-Was ist hier los?, Qu'est ce qui se passe ici?- Il tombe dans le panneau et se 
montre causant:
-Ein guter Jude, Un bon Juif. S'est fait attraper et pour sauver sa peau donne toute 
la clique.-

Il me montre H., près d'un Kuebelwagen, entre deux SS.

Un grand remue-ménage dans l'entrée. On les sort et les aligne à coups de crosse 
contre le mur. Tous les occupants de la planque et une dizaine de voisins qui ont 
négligé de les dénoncer.

Plusieurs rafales de mitraillette et ils s'effondrent, tels des baluchons 
ensanglantés.

Les SS poussent H. vers le Kuebelwagen. Nos yeux se rencontrent et je lis dans 
les siens la détresse d'un chien battu. 

Je tourne mon regard par-dessus sa tête, vers le mur.

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NOTES

(1) Kommando: unité de travail  de camp de concentration.

(2) Kapo: Abréviation de Kameradenpolizei, individus recrutés pour surveiller 
leur propres camarades. Souvent brutaux envers d'autres détenus. 
 
(3) Vorarbeiter: contremaître d'un Kommando (d'une unité de travail).

(4) Blockaelteste: chef de bloc de camp de concentration.

(5) Kalfaktor: homme à tout faire.

(6) Hitlerjunge: Un "jeune hitlérien", membre de la "Jeunesse Hitlérienne".

(7) Kennkarte: carte d'identité. 

(8) Volksdeutsch: individu ayant la nationalité allemande reconnue par 
les Nazis, sans être citoyen allemand ("Reichsdeutsch"). 

(9) AK: "Armia Krajowa",  Armée du Pays, la Résistance Polonaise. 

(10) Rittmeister: Capitaine de cavalerie allemande.

(11) Reich (Empire) Millenaire: "Tausendjähriges Reich". Les Nazis ont 
adapté et assaisonné pour leur besoins Chiliasme ou Millénarisme, le fanatique 
et impérialiste mythe chrétien d'un Empire Mesianique millenaire. Ils croyaient 
en poser des fondations par les conquêtes militaires et par l'élimination des 
"races impures". En vue d'élevage de la race digne de ce Reich ils ont proclamé 
le principe du sex libre entre filles hitlériennes et les SS et édifié des 
asiles ou ses fruits seraient protégés du maléfice familial.  

(12) KZ: Konzentrationslager, camp de concentration.

(13) Kuebelwagen: "voiture à benne", nom familier de la Volkswagen militaire.