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				Chasseurs 1

La jeep crasseuse suivie d'une longue limousine noire s'est arrêtée devant la barrière 
mobile interdisant l'entrée à tout véhicule autre que les engins d'entretien de la forêt. 
Un garde forestier est sorti, a soulevé la  poutre et les voitures sont entrées dans 
le chemin cahoteux traversant un bois de sapins. Au bout d'un kilomètre, les sapins
ont cédé la place à un fourré broussailleux et les voitures se sont arrêtées à l'orée 
d'une clairière couverte d'ajoncs, de bruyères et de myrtilles, bordée au fond par 
une haute hêtraie somptueuse dans sa parure automnale, à gauche par une sombre  
futaie de pins et à droite par un petit bois touffu où l'on apercevait quelques 
mangeoires pleines de foin.   

Un des gardes a pénétré dans les broussailles et s'est mis à déverrouiller la porte
d'une cabane de chasse. L'autre a sorti du coffre de la limousine un fusil dans son  
étui, des boites de cartouches et des paniers pleins de sandwiches et de bouteilles, 
pour porter tout ça dans la cabane. Le chauffeur a ouvert la porte arrière et un fort 
personnage paré d'un impeccable complet de chasse s'est extirpé de la grande 
voiture.

Dans la cabane, un garde a dégagé le fusil de l'étui et l'a chargé tout en disant: 
-Les chevreuils  sortent d'entre les pins et, pour aller aux  mangeoires, passent 
au ras des hêtres . C'est un peu loin. Voulez-vous qu'on cherche une position 
plus rapprochée?- 

-Certainement pas- a répondu  le chasseur. -La chasse est un noble sport. Elle doit 
mettre le tireur à l'épreuve et donner sa chance au gibier. Et puis on gèlerait dehors.-

On s'est tu et le profond, magnifique silence de la forêt a enveloppé la cabane.
Le chasseur a fini par le rompre: -Il fait froid, même à l'abri. Que diriez-vous 
d'un coup de vieux marc?-
Le chauffeur a fait le service et un garde a remarqué en buvant: -Il est fameux,  j'en ai
jamais bu de pareil-
-Tant mieux. Reprenez-en. Autant se réchauffer, si on doit encore attendre.-

Le chauffeur a resservi tout le monde et la cabane s'est de nouveau fondue dans le 
merveilleux calme sylvestre.

L'apparition des chevreuils ne l'a troublé en rien . Ils émergeaient d'entre les pins 
et passaient tels des ombres sur le fond argenté des troncs des hêtres. 
Des silhouettes vaporeuses qui, volant plutôt que courant, se jouaient de la pesanteur,  
comme suspendus par des fils invisibles.

				Chasseurs 2


Un claquement sec et l'une d'elles, son envol brusquement stoppé, le fil invisible 
coupé,  s'est étalé par terre comme un baluchon informe, secoué par de brusques 
spasmes.

Un garde partait en sa direction, mais le chasseur l'a arrêté.  
-Il vit encore, il faudrait  l'abattre-
-Il s'envolera pas. Faut pas effaroucher les autres-

Et c'était encore la paix sereine interrompu seulement par quelques tournées de marc.

Les autres chevreuils ne l'ont pas troublée non plus en émergeant à leur tour d'entre
les pins comme des apparitions gracieuses peuplant une vision irréelle. 

Un nouveau claquement et une deuxième s'est transformée en un vulgaire pacson. 

Le garde s'est précipité. Deux coups de fusil. L'une après l'autre, les deux formes
sont retombées, après le dernier sursaut, dans l'ultime immobilité.

				Chasseurs 3
 
Le camion militaire suivi d'une longue limousine noire s'arrête devant la barrière
mobile portant une plaque interdisant le passage sous peine de mort.  Un gendarme
accourt, soulève la poutre, les voitures démarrent et longent le mur élevé au milieu 
de la rue, jusqu'à une halte de fortune aménagée par des gendarmes à même la neige 
tassée, à l'aide d'une table d'acajou, de quelques chaises disparates et d'un fauteuil 
Luis XV. Une douzaine de soldats casqués sautent du camion et se déploient au pas 
de course en formation de garde, mitraillettes au poing. L'ordonnance ouvre la porte 
arrière de la limousine. Un svelte officier bien pris dans un uniforme noir sort 
et aide une belle fille en somptueuse cape d'hermine à descendre.
Un gendarme les guide vers la table où la fille s'installe dans le fauteuil avec
l'officier debout à côté d'elle. L'ordonnance sort du coffre de la limousine une
carabine de sport, qu'il pose sur la table. 

Un gendarme indique un trou d'évacuation des eaux, percé dans le mur à une centaine
de mètres plus loin. Il mesure la distance des yeux et,  visiblement inquiet, dit 
quelques mots à l'officier. Mais celui-ci le rassure en tapotant la carabine d'un geste
signifiant que tout ira bien.

Le temps passe et les premiers cristaux de glace apparaissent sur le pare-brise de la 
limousine. L'officier claque des doigts. L'ordonnance accourt avec une bouteille 
de fine et deux verres ballon. Ils boivent à petites gorgées. La fille prend une 
cigarette, que l'officier allume. Et l'attente reprend, interrompue seulement par 
une autre tournée de fine.

Ils émergent du trou sans prévenir, sans bruit; des ombres sur le fond ténébreux; 
des enfants de huit ou dix ans, assez petits pour passer par le trou, vêtus de loques 
et portant des sacs vides presque aussi grands qu'eux mêmes; et ils se mettent à courir 
en zigzag longeant le mur en direction d'une maison en ruine.
   
La surprise fait sursauter un gendarme, mais la fille pose calmement sa cigarette, 
prend la carabine, épaule et tire juste à temps, avant que les derniers enfants 
disparaissent dans les décombres.

Une ombre s'affaisse tel un tas de chiffons et reste par terre secouée par des
soubresauts. Un gendarme fait glisser la bandoulière de sa mitraillette, saisit
l'arme à deux mains et s'élance vers l'enfant, mais l'officier l'arrête d'un petit geste.

				Chasseurs 4

Alors, une voix de gosse crie. C'est une plainte saccadée, déchirante; et un enfant
quitte l'abri de la ruine en faisant quelques pas hésitants vers l'autre, gisant sur
le trottoir. La fille, la carabine à l'épaule le guette calmement en attendant le moment
propice. Il ne s'en va pas, il tournoie en gémissant autour de l'autre. Il a parfois
l'air de s'enfuir sous le menace de la carabine qui suit ses mouvements; il semble prêt
à disparaître de nouveau dans le bâtiment écroulé . Mais il revient pour s'agenouiller 
à coté de l'autre. 

Et, au nouveau coup de carabine, il tombe sur lui comme s'il voulait le protéger du 
froid. Le gendarme se précipite et tire une longue, interminable série.